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La première exposition personnelle d’Héloïse Rival à la galerie Myriam Chair.

Crédits Photos : Romain Darnaud

Quand même on change de perspective. Elle s’étire comme une ombre en fin de journée, gagne les murs et les pare d’argiles émaillées. L’ornement est la grande question ; dans le décor plaqué l’abysse. On coule au gré des sillons qui creusent la terre sur une barque à la dérive, on trinque au destin, la coupe est pleine, l’harmonie trecento déborde de maladresses. Mon beau miroir manque un peu de rigueur, et l’échange de regards avec lui l’autre ou moi rend vulnérable et cassant..e. L’embarcation est fragile et les mythes et symboles guettent, mais la vague fond tout, même les augures. Dualités liquéfiées passent d’une bouche à l’autre, flux sibyllins s’écoulent de l’oreille et font pousser des fleurs dessous les ongles (ils sont pleins de terre). L’urgence vitale incarne la mystique dans la matière, vivante puis vitrifiée, 24 heures à 1035 degrés.

 

Il flotte comme un air de méditerranée à la galerie Myriam Chair, une douce harmonie à la vue des céramiques d’Héloïse Rival. Les figures y sont indolentes, les couleurs chatoyantes et la lumière crue (même si la terre ne l’est plus). On est à Sienne, circa 1337, dans une villa au bord d’un lac. Ambrogio Lorenzetti peint ce qui est considéré comme l’un des premiers paysages de la peinture occidentale[1]. Derrière l’éperon rocheux du premier plan, la vue relève du privilège : le temps y semble suspendu, la végétation verdoie sur un sol aride, une barque sur la rive attend patiemment un..e passager..e. Le sujet est profane, non-narratif, et le moment charnière : la peste noire n’a pas encore frappé, la catégorisation et la hiérarchie modernes des arts n’y est pas en vigueur[2], la perspective est naissante mais n’a pas encore tout mis au carreau et unifié le point de vue.

 

Le flottement ambiant n’est donc pas uniquement affaire d’atmosphère. Il est aussi concret que le grès, et Héloïse Rival s’en saisit à maints niveaux. L’artiste présente ici des tableaux-céramiques, objets ambigus de par leur simple dénomination : ils ne sont pas véritablement peintures – bien que peints à l’émail ; pas véritablement dessins – bien qu’à la ligne claire et gravés dans la terre par différents outils, de la barrette à cheveux au poinçon de reliure ; ni véritablement sculptures – bien que quelques santons, écailles ou pétales en fassent parfois des hauts et bas-reliefs. Cette liberté de distinction se retrouve formellement, figures et motifs sortent du cadre et exhibent leurs contours ondulants, sont synthétiques, parfois naïfs, leur couleur dégouline. Héloïse Rival défend une forme de maladresse, empirique et presque impérieuse du geste, un désir de lâcher-prise sur la matière, qui se fait écho tant dans le laisser-aller des navigateur..ices lascif..ves que dans le laisser-couler de salive, d’urine et de larmes – il y a dans l’accident quelque chose de vivant. Le carrelage – motif topique de la perspective pré-Renaissance – n’est ici plus très droit, devient queue de sirène ou se déforme dans le reflet d’un chemisier. Il est surtout le médium-même des œuvres d’Héloïse Rival, apparaissant dans l’exposition comme parement mural – l’image est morcelée par plaques, un arbre se détache, la flaque gagne le sol : on entre dans le décor.

 

Decorative Is Not a Dirty Word[3]

L’ornementation murale de la galerie par ces images-dallages et par la richesse des motifs les habitant repose également la question d’une hiérarchie des arts, plus précisément d’une discrimination du décoratif qui a encore la peau dure. De la même manière qu’elle affirme une approche non-académique de la céramique, voyant plus de possibilités dans le non-maîtrisé que dans le « bien fait », Héloïse Rival embrasse la dimension décorative de l’art, lui conférant selon ses mots une forme « d’utilité et d’ancrage dans le réel. »

 

Dans les années 1970, le mouvement Pattern and Decoration se développait aux Etats-Unis, en marge et en réaction à des formes modernistes hégémoniques telles que l’art conceptuel et l’art minimal. Les artistes de P&D employaient généreusement motifs et ornements, empruntaient librement à des répertoires formels non-occidentaux et à des pratiques marginalisées associées au domestique et au féminin, comme le patchwork ou le papier peint. I..Els s’opposaient en cela à la domination blanche, masculine, normée et restrictive du milieu artistique et de son marché. Le besoin de décorer était le besoin d’humaniser[4], et force est de constater que ce dernier apparaît toujours nécessaire dans la société contemporaine et dans le système de l’art, dans lequel Héloïse Rival dit « ne pas supporter les postures qui s’imposent ». Face des formes de domination, de discrimination et d’élitisme, elle assume un vocabulaire esthétique où le floral et le végétal sont rois[5], où la frise murale n’est plus démodée. L’œil prend temps et plaisir à parcourir les lignes tourbillonnantes de saynètes et d’allégories, ouvrant à une dimension symbolique, émotionnelle et spirituelle.

 

La référence n’est pas autoritaire, le langage visuel est inclusif et le syncrétisme émancipateur. Dans ses collages métaphoriques, Héloïse Rival tient à une forme d’universalité des signes et symboles. Il y est question d’identité, de relations sentimentales, de connexion aux éléments. Mythes occidentaux et orientaux jouxtent le tarot divinatoire et le caddie de supermarché. L’imprécision est volontaire, et la libre interprétation permet d’établir un dialogue ouvert, à l’instar des fluides circulant entre les personnages. Ainsi, dans les motifs récurrents du reflet et du double, dans les figures qui s’abandonnent, c’est autant nous que nous voyons que l’artiste qui se livre – sans filtre et prenant le risque de suivre un instinct créateur sans établir de sens prémédité. Un instinct qui manifeste des « scènes ou des images comme un flash »[6], qu’elle réalise sur la terre à même le sol, presque à l’aveugle, pleine d’incertitudes quant au résultat tant certains formats sont grands et le recul impossible. Par une forme de connivence ou d’alchimie avec les matériaux, ces intuitions fugaces se concrétisent bien à la hauteur de ses attentes. Le choix de ces derniers peut alors lui-même être relu, comme relevant de la métaphore : les œuvres sont faites de sol, riches d’un imaginaire fertile mais précaire, qu’il faut préserver avec soin. Dans un moment contemporain où règne l’anxiété, où l’on assiste au retour d’idéologies conservatrices resserrant les perspectives et où les conjectures s’assèchent, Héloïse Rival nous rappelle à une forme d’urgence primordiale avec une délicate fluidité, mais – quand même – en signant par le feu.

 

 

Carin Klonowski

 

[1] Ambrogio Lorenzetti, Château au bord d’un lac, ca. 1337-1340, tempera sur panneau de bois, 23x33 cm, Pinacothèque de Sienne. Il est à noter que la destination de ce tableau reste inconnue, mais l’on suppose qu’il aurait pu être un décor pour un élément mobilier, une armoire ou un coffre.

[2] Sur cette question, voir ANHEIM, Etienne, chap. « Arts » in. MAZEL, Florian (dir.), Nouvelle histoire du Moyen-Âge, Seuil, 2021, pp.711-717.

[3] titre de l’article de David Bourdon dans l’édition du 11 octobre 1976 de l’hebdomadaire The Village Voice, la formule sera employée par l’artiste Myriam Schapiro pour affirmer le positionnement politique et féministe du mouvement Pattern and Decoration.

[4] DANTO, Arthur, « Pattern and Decoration as a Late Modernist Movement” in. Pattern and Decoration, An Ideal Vision in American Art, 1975-1985, Hudson River Museum, 2007, p.12.

[5] On se souviendra d’ailleurs que l’art nouveau fut qualifié de « style nouille » par ses détracteurs, certains allant jusqu’à qualifier l’ornementation d’acte criminel.

[6] Echanges téléphoniques avec l’artiste, mars 2024.

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