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 Les végétaux maintenant ne se distinguent plus des animaux. Des polypiers, qui ont

l’air de sycomores, portent des bras sur leurs branches. Antoine croit voir une chenille entre deux

feuilles ; c’est un papillon qui s’envole. Il va pour marcher sur un galet ; une sauterelle grise bondit.

Des insectes, pareils à des pétales de roses, garnissent un arbuste ; des débris d’éphémères font sur le sol une couche neigeuse.

Et puis les plantes se confondent avec les pierres.

                        Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à des tapisseries ornées de figures.

                        Dans des fragments de glace, il distingue des efflorescences, des empreintes de buissons et de coquilles — à ne savoir si ce sont les empreintes de ces choses-là, ou ces choses elles-mêmes. Des diamants brillent comme des yeux, des minéraux palpitent.

                        Et il n’a plus peur !

                        Il se couche à plat ventre, s’appuie sur les deux coudes ;

et retenant son haleine, il regarde

 

                                                Gustave Flaubert, « La Tentation de Saint-Antoine », 1874[1]

 

Crédits Photos : Margot Montigny

Dans ce passage figurant sur la dernière page du roman, Gustave Flaubert décrit l’extase dont fait l’expérience Saint-Antoine. Roger Caillois dans son texte « Mimétisme et psychasthénie légendaire »[2], publié en 1935, a interprété cette vision délirante de l’ermite comme l’expression du mimétisme généralisé.  Il a créé un parallèle entre cette scène fantastique de confusion entre les règnes végétal, animal et minéral, et le phénomène biologique du mimétisme animal. Caillois remet en question l’idée évolutionniste selon laquelle le mimétisme animal ne serait qu’un résultat de l’adaptation des espèces à son milieu. Il émet une hypothèse d’après laquelle le camouflage est souvent superflu, voire contreproductif, et dépasse les fonctions purement adaptationnistes, relevant d’une recherche esthétique d’un animal. L’origine de ce phénomène serait une attraction ou tentation de l’espace, ou un désir inconscient de faire corps avec la matière environnante, d’être assimilé à l’espace.

 

Cette théorie spéculative créant une analogie entre phénomène biologique de mimétisme et expérience esthétique, soulève la question de l’imaginaire des êtres vivants et des mécanismes naturels non-utilitaristes qui ont stimulé l’évolution. Elle semble préfigurer la pensée écologique contemporaine, prônant la créativité des organismes non-humains ainsi qu’une vision d’interconnexions profonde entre les espèces et leur milieu. Par exemple, le philosophe Timothy Morton, prône l’idée d’effacements de distinction entre l’intérieur et l’extérieur des organismes : « Le maillage des choses interconnectées est vaste, voire incommensurable. Chaque entité du maillage parait étrange. Rien n’existe par soi-même, et donc rien n’est complètement “soi-même”[3]».

 

S’appuyant la vision du mimétisme de Roger Caillois, qui résonne aujourd’hui avec une force nouvelle, l’exposition met en relation des œuvres de Stan Brakhage, Lucille Léger et Jean de Sagazan. Partageant un intérêt pour le trouble visuel, les trois artistes explorent les stratégies esthétiques adoptées par la faune et la flore. Imitation, hybridation, effacement des frontières entre l’original et sa représentation, entre l’intérieur et l’extérieur – les êtres vivants s’abandonnent à la tentation de l’espace. Les artistes en sont témoins et co-auteurs.

 

Travaillant souvent à partir de motifs préexistants, Jean de Sagazan choisit dans sa dernière série d’explorer celui de la mante orchidée. Originaire de forêts tropicales de l’Asie du Sud-Ouest, cet insecte imitant parfaitement la fleur de l’orchidée déploie sa stratégie mimétique pour se dissoudre parmi les pétales et attirer des insectes qui viennent naïvement butiner les fleurs. Comme des papillons attirés par ce redoutable prédateur déguisé en orchidée rose, nous tombons dans le piège visuel des peintures de Jean de Sagazan. Dupé par l’ornement floral lumineux et sensuel de la grande peinture, ce n’est qu’en l’observant plus attentivement que nous pouvons distinguer une silhouette animale. Multipliée, la scène de châsse devient un ornement abstrait, une sorte d’espace ou de maillage de formes organiques telles que décrites par Flaubert. Le peintre produit une méta-représentation - il peint l’insecte devenu lui-même une image immobile de l’original, la fleur. Les petits formats déclinant des scènes de dévoration - une mante orchidée avalant un papillon - sont plus sombres et intimistes. Telles des apparitions fantomatiques, les contours de la mante et des ailes de papillon se dessinent sur un fond noir, éclairées par une lumière chaude, comme par une lampe à huile, tout en s’y dissipant dans un sfumato nocturne, se fondant dans l’environnement.

 

Employant une variété de techniques (moulage, couture, soudure, etc.), de matières (synthétiques et organiques), d’éléments de mobilier et de vêtements récupérés, Lucille Léger assemble des sculptures biomorphiques qui s’apparentent aux objets de design s’hybridant avec le vivant. Comme les fleurs scintillantes de « La Forêt de cristal »[4] de l’auteur de science-fiction J.G.Ballard, ses suspensions aux allures rétro-futuristes émettent une lumière douce, produisant un fort effet d’attraction. Les sculptures murales rappellent des formes corporelles. Elles transforment notre vision de l’espace d’exposition à l’aide de loupes incorporées opérant comme des seuils visuels. En écho avec la théorie de Caillois sur la divergence possible entre forme et fonction dans la nature, l’artiste bouscule les codes visuels du mobilier en introduisant des formes organiques pour questionner nos attentes quant à leur utilisation, voire pour produire un trouble. Dans quel sens s’opérerait cette hybridation entre l’objet et le vivant ? Les organismes mimeraient-ils des objets manufacturés afin de se dissoudre dans un environnement de plus en plus industrialisé ? Ou bien, les objets prendraient-ils vie pour transcender leur statut de choses et devenir des sujets vivants en interaction avec d’autres entités organiques ou inanimées ? Ces deux directions spéculatives correspondant respectivement à la vision du mimétisme de Caillois et à des courants contemporains de pensée comme object-oriented ontology (OOO)[5] ou le nouveau matérialisme[6], partagent l’idée commune de la profonde interaction entre matière vivante et inerte. Les pièces de Lucille Léger semblent proposer une stratégie possible de leur co-évolution future.

 

Figure majeure du cinéma expérimental américain de l’après-guerre, Stan Brakhage réalise en 1963 « Mothligh », film abstrait créé sans caméra, à l’aide de pellicule et de matière organique. Attristé par la mort des papillons de nuit qui s’accumulent autour de ses lampes, il décide avec ce film de leur redonner vie. Entre deux pellicules de 16 mm, il dispose des ailes et des pattes d’insectes, ainsi que des feuilles, des fleurs et des tiges. Le résultat est ensuite imprimé par contacte sur un autre film pour permettre sa projection.  Au lieu de représenter la nature en la filmant, Brakhage utilise la lumière et la transparence de la matière organique pour créer des images. Le film est court mais l’effet qu’il produit est puissant. Défilant en kaléidoscope, les silhouettes éphémères de plantes et d’insectes apparaissant brièvement, s’entremêlent, deviennent motifs. Le film explore des régimes de visibilité rendant perceptible la vitesse de cinéma en 24 images par seconde. Devenant un objet cinématographique révélant sa réalité technique, le film crée par sa vitesse une dissonance entre ce que nous voyons et ce qui est donné à voir.  “Ce qu'un papillon de nuit pourrait voir de la naissance à la mort si le noir était blanc” - cette description poétique du film par son auteur, rapproche notre expérience visuelle face à son œuvre à celle des papillons devant une source lumineuse.

 

L’exposition vous invite à retenir votre haleine et regarder, pour vous laisser tenter par l’espace mais aussi par la lumière.

 

Victoria Aresheva

 

 

[1] Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983 [1874], p. 236-237.

 

[2] Roger Caillois, «Mimétisme et psychasthénie légendaire», Minotaure, n° 7, 1935

 

[3]  Timothy Morton, La pensée écologique, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, édition Zulma, 2019  [2010], p.34

 

[4] J.G.Ballard, La Forêt de cristal, traduit de l’anglais par Michel Pagel, Gallimard, coll. « Folio SF», 2008 [1966]

 

[5] Object-oriented ontology (OOO) est mouvement intellectuel dans les arts et les sciences humaines, rejettent l'idée d'une spécificité humaine. Au cœur de cette philosophie se trouve l'idée que les objets - qu'ils soient réels, fictifs, naturels, artificiels, humains ou non humains - sont mutuellement autonomes.

 

[6] Apparu dans les années 1990 le nouveau matérialisme est une approche interdisciplinaire de la théorie et de la recherche qui met en avant l’expressivité de la matière, son dynamisme et son agentivité, se distinguent de la philosophie matérialiste classique, qui tend à percevoir la matière comme étant essentiellement passive et inerte.

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